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Tristes béatitudes — chronique d'un scandale annoncé
Cet article a été rédigé en 2012
Je dois avouer être fort triste en écrivant ce billet. L'affaire a été relatée dans les médias, mais j'étais passée à côté du gros de l'histoire. C'est hier que j'ai appris, avec grande consternation, l'ampleur des dégâts.
1984, Nadine n'a pas encore vingt ans. Elle cherche sa voie. Elle a grandi dans une famille bigote et exaltée, baignée dans le renouveau charismatique. Elle-même s'enthousiasme pour les à-côtés de la foi: révélations, miracles, phénomènes surnaturels, et pourtant ...
Elle entreprend un long périple, à la recherche de la famille religieuse qui lui conviendrait puis revient au pays où je la croise et où nous échangeons nos jeunes expériences. "Jamais, je n'entrerai au Lion de Juda", me déclare-t-elle d'emblée. En effet, à cet époque, ce nouveau mouvement s'appelle encore: communauté du Lion de Juda et de l'Agneau immolé. Un titre bien alambiqué. Nadine n'a fait que croiser son fondateur, Frère Ephraïm alias Gérard Croissant. Pourtant, il lui a fait une impression très désagréable: autoritaire, narcissique, sans-gêne, peu édifiant. Ne l'a-t-il pas morigénée parce qu'elle faisait trop de bruit en raclant son pot de yaourt, alors qu'il parlait ? Elle l'a vu se prélasser au soleil, dans une chaise longue, se faire servir, pendant que les autres membres de la communauté s'échinait au travail.
Elle me dit qu'on y joue avec "les dons de Dieu". Elle me parle d'une assemblée où l'on a annoncé au haut-parleur, fixé sur le toit d'une camionette, la multiplication des cuisses de poulet prévues pour le repas. A un autre endroit on a fait une publicité tonitruante autour de la découverte d'un nouveau don de l'Esprit saint, " Venez essayer le repos dans l'Esprit !" comme on distribue des échantillons gratuits à la sortie d'un grand magasin. Elle me raconte le caracètre ostentatoire de cette manifestation; comment les gens faisaient la file pour essayer ce nouveau produit mis sur le marché du surnaturel, l'impression qu'elle a eue de se trouver dans une secte, le climat quasi hypnotique qui y régnait. Une imposition des mains et zou... vous vous endormez, comme ça, les uns après les autres, à la chaîne.
"Et puis, me dit-elle, des moines, des soeurs et des familles, dans la même communauté, sous le même toit, tu comprends bien : ça ne va pas !" Nadine a beau être pseudo-mystique et exaltée, elle a développé une allergie à cette nouvelle famille religieuse. Son intuition ne l'a pas trompée.
1996, mon chemin croise celui de Lisa, une jeune femme à la trentaine bien entamée, grande et sportive, mais fragile et immature , un brin dépressive. Elle fréquente des rassemblements du renouveau charismatique mais à la chance d'être bien accompagnée par des soeurs de spiritualité ignatienne. Là aussi, nous bavardons et échangeons. Lisa a fait l'une ou l'autre retraite dite "de guérison" dans une communauté de ce qui s'appelle désormais "Les Béatitudes" . Elle me raconte qu'on lui a imposé les mains, on lui a déclaré que Jésus l'avait guérie et que c'était à elle désormais d'épauler les autres. Elle s'est retrouvée malgré elle, à écouter les confidences d'une personne mal dans sa peau, sans savoir quoi lui répondre. Elle me dit son malaise.
Début des années 2000, j'ai une vieille connaissance au bout du fil, une carmélite, appelons-la soeur Pâquerette. Une jeune fille qui s'est convertie après un parcours chaotique vient de faire un stage pour éprouver sa vocation dans leur couvent. Mais avant cela, cette jeune fille est aussi passée dans une communauté des Béatitudes. Elle fait des comparaisons entre les deux types de vie, les pratiques ascétiques que les Béatitudes ont déterrées alors que les carmélites les ont abandonnées... et la demoiselle lui relate que, lorsqu'un conflit survient aux Béatitudes, on le résoud par un étrange moyen. Un frère survient, impose le silence, tout le monde se met à genoux et on prie. Conclusion de soeur Pâquerette : c'est là où l'expression "la religion est l'opium du peuple" prend tout son sens. La carmélite ne manque pas de relever le caractère malsain de la promiscuité entre les consacrés des deux sexes. N'a-t-on pas suggéré à cette jeune fille que si la vie religieuse ne lui réussit pas aux Béatitudes, elle pourrait très bien y trouver un jeune homme avec qui se marier ? Un ancien novice, par exemple.
Au cours de la decennie des années 2000, j'apprends que "frère" Pierre-Etienne a été inculpé pour des faits de pédophilies, qu'il a été couvert par "frère "Ephaïm et que celui-ci est en fuite. Je découvre, sans que cela m'étonne, qu'on reproche à cette nouvelle famille religieuse des dérives sectaires, l'emprise sur leurs ouailles qu'ont certains "bergers" qui régissent leur communauté en monarque de droit divin. D'autres faits d'abus sur mineurs ou de jeunes adultes ont eu lieu dans une maison d'étudiants. Certains ont mis fin à leur jour.
Hier, en faisant d'autres recherches, j'arrive de fil en aiguille sur une page où j'apprends que Gérard Croissant alais "frère" Ephraïm a été réduit laïc (il était diacre) et renvoyé du mouvement qu'il a fondé pour faits d'abus sexuels. Il a "persuadé" de jeunes nonnes sous de fallacieux prétextes mystico-lubriques, de forniquer avec lui. Les faits donnent raison aux intuitions de Nadine : on a monté en épingles des faits "miraculeux" pour asseoir l'autorité du sieur Croissant et ses supposés pouvoirs de guérison spirituelle lui ont permis d'abuser de la naïveté et de la fragilité humaine.
L'ECR s'est enfin décidée à remettre de l'ordre dans cette chronique d'un scandale annoncé. Désormais les religieux vivront dans des bâtiments distincts et il sera interdit aux membres de cette communauté de pratiquer encore de prétendues thérapies psycho-spirituelles.
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